LE CIEL SUR TERRE
La stratégie de Klaus Pinter d'une re-déconstruction

In: Rebonds. Une œuvre éphémère pour le PANTHÉON par Klaus Pinter. Monum, Éditions du patrimoine, Paris 2002, S.6-13. Wiederabdruck in: Kunstwissenschaft - Eine Art Lehrbuch. Essen 2002


Deux énormes sphères ont été roulées au Panthéon. Le sculpteur Klaus Pinter a ainsi placé la forme géométrique la plus instable, mais aussi la plus parfaite au sein même du «Temple des grands hommes» : une sphère posée au sol, dans la croisée du transept et une autre, suspendue, flottant dans le choeur. Le choix de cette forme évoque l'histoire de l'esprit depuis Platon, qui dans le Timée développa à partir des quatre éléments le «Corps du Monde» dans sa forme sphérique. Involontairement nous ressentons la sphère comme qualité idéale et intemporelle, comme forme absolue, que nous ne voyons cependant que de l'extérieur. A l'intérieur, sa surface lisse se soustrait à toute perception claire.


L'artiste a cependant un tout autre objectif que de mettre en avant cette tradition idéaliste. Il tente l'aventure paradoxale d'évoquer la sphère comme symbole de l'ère démocratique depuis la revolution française, tout en la transformant simultanément. En se portant sur l'environnement des sphères, leur cadre, leur passe-partout architectural, le regard saisit ainsi le thème de la perception.

Dans l'introduction de La théorie des couleurs, de J. W. von Goethe, se trouve une célèbre citation empruntée au mystique Jakob Böhme: « Si I'œil ne ressemblait pas au soleil, il ne pourrait jamais le voir ». Goethe luimême se réfèrait à la lumière er non à la forme. Il serait cependant irresponsable d'oublier qu'aux alentours de 1800, l'esthétique semblait comme possédée par la sphère. Non seulement la lumière intérieure rencontre
la lumière extérieure dans l'œil, mais le globe oculaire, lui méme de forme sphérique, ressemble formellement à l'astre du jour.

Lorsque l'église Sainte-Geneviève fut transformée en Panthéon en 1791, plusieurs architectes révolutionaires avaient déjà conçu depuis longtemps quantité de maisons et monuments sphériques vertigineux.

Etienne-Louis Boullée (1728-1799) avait ainsi imaginé dès 1784 son gigantesque cénotaphe d'Isaac Newton, qui, grâce à la loi sur la gravité, avait expliqué le mouvement des planétes autour du soleil.


Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) dessina dans Vision cet équilibre fluctuant. Il réalisa avec Cimetière et surtout avec sa célèbre Maison des gardes champêtres (1782) le prototype d'une architecture angoissante, dont le haut et le bas étaient interchangeables. Cette construction utopique devint dans La perte du Milieu (1948) de Hans Sedlmayr, le témoin principal d'un diagnostic pessimiste sur la modernité.

Jean-Jacques Lequeu (1757-1825) fut lui aussi fasciné par les possibilités qu'offrait la sphère à parvenir à une égalité éternelle. Ses esquisses du Temple de la terre et du Temple de l'égalité, réalisées entre 1793 et 1794, en sont la meilleure preuve.

Le dessin Maison pour un cosmopolite d'Antoine Laurent-Thomas Vaudoyer (1756-1846), publié en 1802 est un autre témoignage de l'orientation cosmologique de l'architecture révolutionnaire.


L'architecture du Panthéon, en tant que monument funéraire et commémoratif suivait une toute autre logique historique.

Deux siécles aprés sa construction, la corrosion de l'armature des blocs de pierre (armature remontant à Jacques-Germain Soufflot, 1713-1780) menace à tout moment d'en faire tomber des morceaux : - pour cette raison on ne peut plus pénétrer dans le vaisseau central ou dans le transept - donc au centre du bâtiment, sous la coupole. Les visiteurs, protégés par un filet, ne peuvent ainsi que longer les barrières autour du «centre perdu» de fait.

Le cercle est une métaphore parlante de la pensée, en général, et de la pensée esthétique en particulier. Jacques Derrida en fit d'ailleurs dans son livre La vérité en peinture( 1978) une constante de son analyse déconstructiviste des «quatre vérités de la peinture». Il y rappela que Georg Wilhelm Hegel (1770-1891), lui aussi contemporain des années révolutionnaires, en avait été le précurseur. Et qui sera surpris d'apprendre que le mâitre immédiat de Derrida, Martin Heidegger (1889-1976) avait lui aussi eu recours au cercle dans De l'origine de l'œuvre d'art. Derrida, lui, reste à la surface, car il se consacre à la peinture. Le passe-partout devient chez lui le premier objet de ses réflexions: «en ne cessant de se matérialiser, il met en jeu sa carte, ou plutôt ici son carton, entre le cadre, ou plus précisément la partie intérieure de celui-ci, et l'extrémité extérieure de ce qu'il met en valeur. Il fait ainsi ressortir, par son espace vierge, l'image, le tableau, la forme, le système des traits et des couleurs». (La vérité en peinture. 1978, Vienne, 1992/page 28).

Dans son «Intro-reduction», Derrida projète des cercles diachroniques dans le cadre, tel un Astrolabe. De leur projection dans l'espace naiît, implicitement, une sphère, forme idéale de la pensée.

Dans le bâtiment même du Panthéon, cet espace est accentué par les formes circulaires du dallage en pierre, conçu par J.-B. Rondelet entre 1806 et 1809 (il avait décidément le nom adéquat pour son projet).

La sphère de Klaus Pinter ne se trouve pas au centre exact du Panthéon, c'est à dire sous le lanternon uniquement visible de l'extérieur. Elle laisse libre cet endroit central pour que l'on se souvienne de l'expérience scientifique qui bouleversa la conception traditionnelle du monde, et qu'un roman d'Umberto Eco rendit célèbre.

Louis Napoléon Bonaparte fit démonter en 1851 le célèbre pendule de 43 kilos du physicien Léon Foucault et pendu à un fil métallique de 67 mètres. Ce pendule avait été construit pour démontrer, de façon visible, le mouvement de rotation de la terre. La position quelque peu excentrée de la sphère fait ainsi allusion à ce mouvement.

Si l'on ne peut, bien entendu, pas voir son intérieur, la surface extérieure de la sphère n'est pourtant pas non plus l'objet de la contemplation. Elle empêche au contraire d'admirer directement la coupole. Mais il faut aussi avouer qu'elle reflète tout ce qui se trouve au-dessus d'elle. Nous voyons ainsi, sur la surface de la sphère, la voûte de la coupole, sans que cette dernière ne se réfléchisse exactement. Le visiteur voit ainsi stir la surface convexe de la sculpture, ce qui ne lui est pas permis d'admirer directement.


Klaus Pinter est depuis toujours un destructeur: il bouleverse toujours l'ordre rencontré par des interventions décoratives. Dans les musées et dans tout bâtiment marqué par la patine de l'histoire, il aime déconstruire volontairement la supposée harmonie, et nous oblige ainsi à la remettre en question. Au Panthéon il n'y a a pas uniquement deux sphères esthétiques, l'une posée au sol et l'autre dans les airs : ces deux sphères montrent bien plus ce qui est caché et dévoilent indirectement le centre lumineux de l'architecture traditionnelle. Le regard vers le haut avait été, jusqu'à la Révolution française, une évidence sociale: d'en haut venait la lumière, la splendeur, la vérité, la grâce, la richesse. L'Eglise et l'Etat avaient une organisation pyramidale, jusqu'à ce que l'homme se redresse et mette un terme à cet état voulu par Dieu. La sphère flottant dans le chœur, tel un ballon, représente cette élévation. Par la construction de leur dirigeable en 1783, les frères Etienne Jacques et Michel Joseph de Montgolfier ont
été les premiers à se lancer à la conquête du ciel. Les architectes de la Révolution ont fait leur ce ballon pour le ramener sur la terre désormais transformée.
Odilon Redon: "E.A.Poe. L'œil
qui se dirige comme un ballon
bizarre vers l'infini", 1882

Le cercle s'impose à nous mentalement devant l'équilibre ainsi ébranlé. Hegel avait ainsi, dans sa théorie des formes, imaginé l'esprit objectif au-dessus de l'esprit subjectif et l'esprit absolu comme ersatz philosophique de Dieu, tout en adoptant trois étapes dans le développement de l'Idée : l'art, la religion et la philosophie.

Le regard vers la coupole est désormais perturbé. C'est bien là tout le secret du Panthéon : s'il est destiné aux grands hommes, le simple mortel ne peut cependant que tourner autour du centre, à cause de l'état matériel et architectonique du bâtiment. Le visiteur ne peut se placer au cœur du bâtiment et admirer cette splendeur verticale. Pinter rétablit ce rapport en reconstruisant ce point de vue.

Un miroir ovale et reflétant directement la pièce, présenté lors de l'exposition Wiener Mischung (Mélange viennois) à la Hermes Villa de Vienne en 2000, avait déjà le même but. Dans l'exposition actuelle, il utilise la forme symbolique qui, aux alentours de 1800, avait ébranlé les hiérarchies fondamentales des relations sociales.

La réflexion de la perspective à la surface de la sphère montre non seulement l'espace caché à la vue, mais aussi celui qui fut aussi perdu historiquement. Si la sphère a bouleversé vers 1800 la vision er la perception des hommes, elle personnifie aujourd'hui le passé. C'est le seul retour possible. Elle ne rétablit pas par nostalgie la cour royale et son système de domination verticale, er ne répète pas non plus le bouleversement révolutionnaire. Au contraire, la sculpture, spécialment crée pour le «cadre» du Panthéon, met en scène l'image. La présentation cache ce qui est montré.

Lors de son exposition au Louvre en 1990 et intitulée «Mémoires d'aveugle: l'autoportrait et autres ruines », Derrida thématisa ce processus: il attira l'attention des histoiriens d'art sur le fait que le peintre, lorsqu'il peint, ne peut voir son motif, et que même le trait ainsi formé reste caché sous la main qui dessine. Le tableau nait donc aveugle.


A l'époque, il présentait une Allégorie de l'œuvre de Jan Provost (1465-1529): le Christ er Marie portent leur regard, comme le veut la tradition chrétienne, vers Dieu le père et non vers la sphère entre terre et ciel, placée au milieu du tableau. Le regard vers le ciel est devenu obsolète, à moins que l'on ne s'intéresse à l'astronomie ou au cosmos matériel. Pinter rétablit, grâce à ses sphères, le lien historique perdu entre le spectateur et le ciel, en le détruisant volontairement et en le laissant ainsi à la réflexion.

(Traduction de Christophe Noblet)

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